Toute propagation du son s’accompagne d’une réflexion acoustique, dès lors que l’onde sonore rencontre une surface qui en partie l’absorbe et en partie la réfléchit. Dérivant de ce principe, le cycle Reflexio propose une série de conférences où les paroles d’artistes, de musicien·ne·s et de chercheur·euse·s s’offrent à la réflexion partagée, dans des moments d’échange où les énoncés de chacun et chacune deviennent autant d’échos d’échos. De l’écologie sonore au ventriloquisme, en passant par la pensée hardcore, la « destruction » perceptuelle, le réalisme de l’enregistrement de terrain, ou encore les potentialités politiques du son, ces conférences abordent quelques-unes des préoccupations qui animent, aujourd’hui, les pratiques et la recherche dans les arts sonores et les sound studies.
Séminaire organisé par Matthieu Saladin, avec les Instants Chavirés, en partenariat avec l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Paris) et La Muse En Circuit – CNCM (Alfortville).
PROGRAMME 2025
« Sonder le monde : réalisme de l’enregistrement de terrain »
6.02.2025, 18h à l’Université Paris 1
Dépendant·e·s de nos sessions « en distanciel », nous avons, ces dernières années, plus que jamais écouté. En 2020, l’évidement temporaire du monde nous a fait tendre de nouveau l’oreille vers un quotidien dont la structure ambiantale était profondément bouleversée. Face à ces mutations, que les vagues de l’actualité ne sauraient totalement recouvrir, il s’agit moins de nous demander « où est le son ? » – dans une fascination qui nous incite à hypostasier ce dernier –, que « où se tient le monde ? » – question dont la réponse dépend peut-être des sons que le monde rend. Les critiques philosophiques de la « présence sonore » appellent ainsi un dépassement dans une pensée qui considère sous un nouvel angle les rapports entre son, réalité et présence, à partir de coordonnées nouvelles : réaliste et écologique. Or, en tant qu’il peut être, dans certains de ses usages, une manière de sonder le monde, l’enregistrement sonore a bien une capacité à défendre un certain sens du réel, dont les enjeux sont aussi bien philosophiques qu’écologiques. En explorant certaines pratiques de field recording, cette intervention propose de penser la manière dont la piste sonore peut, dans sa facticité même, manifester le monde dans sa réalité.
Pauline Nadrigny est maîtresse de conférences HDR en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’UMR 8106. Ses recherches portent sur la philosophie de la musique, les arts sonores, l’enregistrement et l’esthétique environnementale. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la philosophie des musiques contemporaines et au réalisme : Musique et Philosophie au XXe siècle : Entendre et faire entendre (Classiques Garnier, 2015), The Most Beautiful Ugly Sound in the World : à l’écoute de la noise, avec Catherine Guesde (MF, 2018), Le Voile de Pythagore (Classiques Garnier, 2021), L’écho du réel (Mimésis, 2021) et Du Documental au documédial, un réalisme pour le XXIe siècle ?, avec Jocelyn Benoist et Henri Peiffer (dir.) (Mare & Martin, 2024). Elle est membre de l’IRP Realism as a Philosophical Response to the Challenges of our Time. Elle a reçu en 2024 la médaille de bronze du CNRS. Elle est également musicienne et compose sous le nom de Lodz pour les labels Tsukuboshi et Wild Silence.
« Critique sonore et « Penser hardcore » – Sur l’esthétique théorique de Mark Fisher et du CCRU »
20.02.2025, 19h aux Instants Chavirés
En parlant d’une attitude consistant à penser hardcore dans la subculture intellectuelle du Cyberculture Research Unit (CCRU) et Mark Fisher, j’ai repris l’idée de Kodwo Eshun d’un branchement entre la musique et l’activité intellectuelle. Pour cette séance de Reflexio, j’aimerais reprendre et approfondir cette idée à l’épreuve des textes : comment la musique y est-elle rendue présente ? Et qu’est-ce que cela nous dit des positions qu’ils ont accompagnées – du côté du futurisme noir, de l’hantologie, du post-capitalisme ? Ce sera aussi l’occasion d’expliciter certains choix au moment de faire traduire et de publier ces écrits en français.
Guillaume Heuguet est docteur en sémiotique des médias (GRIPIC / Sorbonne Université), enseignant en actualité de l’art (ESACM) et éditeur (Audimat éditions / revues Audimat et Tèque). Il a publié des ouvrages et essais entre critique musicale et histoire culturelle, dont YouTube et les métamorphoses de la musique (INA) et les anthologies Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley (Audimat), Penser les musiques populaires (éditions de la Philharmonie), Trap (Divergences) et Chill (Audimat).
« Deux bouches l’une »
6.03.2025, 19h à La Muse en Circuit – CNCM
Dans sa conférence Deux bouches l’une, Anna Holveck présentera sa recherche plastique et théorique autour des lieux de la voix dans le corps et l’image. En s’appuyant sur les lectures et les oeuvres qui l’accompagnent depuis deux ans, elle s’intéressera à la manière dont la voix se voit confier un pouvoir spécifique en l’absence visible du corps qui pourtant la porte. Dans la Grèce Antique, Pythagore, pratiquement divinisé de son vivant, enseignait à ses disciples les « acousmatiques », caché derrière un rideau. La voix acousmatique a été définie depuis lors comme une voix sans source, sans origine et sans localisation identifiable. Les voix off masculines du jeune cinéma hollywoodien des années 1950 en sont un exemple prégnant. Sans corps visible, elles régissent le temps et l’espace de la narration par leur autorité sur l’image. À l’inverse, les quelques voix off féminines existantes de ce cinéma sont toujours associées à un corps visible à l’écran. Elles sont des voix de pensées, d’émotions, des voix enfouies… Partant du constat que la présence du corps – et par extension son identité de genre – affaiblit le pouvoir de la voix, Anna Holveck explorera les origines antiques de la ventriloquie comme confinement vocal de la voix féminine, puis comme pratique émancipatrice et détournée de la voix acousmatique.
Artiste plasticienne et chanteuse, Anna Holveck explore à travers les médiums de la performance, de la vidéo, de la composition et de l’installation sonore, les lieux de la voix dans le corps et l’image. Tantôt chantant, tantôt ingénieur du son ou caisse de résonance, dans son travail le corps écoute, traduit ou mime les vibrations du paysage acoustique et politique dans lequel il s’inscrit. Anna Holveck construit des situations d’écoute immersives qui impliquent autant celui qui produit le son que celui qui le perçoit, se situant à une frontière confuse entre oreille et bouche. Plusieurs de ses pièces ont rejoint la collection publique du Frac Île-de-France en 2021 ainsi que celle du Frac Franche-Comté en 2017. Son travail a, entre autres, été montré au Centre Pompidou, à la Fondation Pernod Ricard, au Creux de L’enfer, dans la Vitrine et les réserves Romainville du Frac Île-de-France, à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, aux Instants Chavirés, à Sonic Protest, au Musée d’art de Joliette à Montréal ainsi qu’à Bétonsalon et au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.
« Composer des espaces impossibles : les possibilités politiques de la musique et des pratiques sonores »
20.03.2025, 19h aux Instants Chavirés
Un dénominateur commun à toutes les pratiques de composition et d’arts sonores est la spatialité : chaque œuvre génère un espace qui est aussi temporel, et chaque espace temporel est relationnel et donc politique dans la mesure où l’indivisibilité du son révèle nos interdépendances. S’appuyant sur cette « spatio-temporalité » relationnelle, ma « performance curatoriale » explore la manière dont l’espace-temps sonore correspond à, mais aussi diverge des organisations et représentations du monde conventionnelles, permettant ainsi la critique et la réimagination. Cette performance curatoriale montrera comment les imaginaires spatiotemporels créés par la musique et l’art sonore, l’écoute et la composition, peuvent révéler des idéologies politiques et réassigner des réalités normatives et attendues – « la seule chose possible » – en ouvrant sur d’autres possibilités. Je proposerai ainsi que les matérialités distribuées, incarnées et affectives du son peuvent rendre d’autres mondes accessibles, et permettent de penser la réalité dans sa dimension poreuse, diffuse, perméable et indivisible.
Salomé Voegelin est artiste, chercheuse et écrivaine engagée dans le son et l’écoute comme pratique sociopolitique. Elle prend l’invisible et le relationnel comme point de départ et utilise une sensibilité sonore pour réimaginer le monde à partir de son indivisibilité. Salomé Voegelin écrit des articles, des documents et des livres, ainsi que des text-scores pour la performance. Elle est l’autrice de Listening to Noise and Silence (2010), Sonic Possible Worlds (2014/21) et The Political Possibility of Sound (2018). Son livre le plus récent, Uncurating Sound: Knowledge with Voice and Hands (2023) fait passer la conservation du double négatif de not not à l’ « uncuration » : en détachant la connaissance des attentes de référence et d’un cadre canonique, et en reconsidérant l’art comme politique, non pas dans son message ou son objectif, mais par la façon dont il se confronte à l’institution. Elle est professeure de son au London College of Communication, University of the Arts London.
www.salomevoegelin.net
« I must discover actual ways of destroying their existence perceptually »
25.03.2025, 18h à l’Université Paris 1
Peut-on comprendre l’œuvre sonore de Maryanne Amacher comme une pratique d’abolition ? Lorsque l’artiste nord-américaine écrit : « Je dois découvrir des moyens réels de détruire leur existence de manière perceptive » (dans son dernier texte publié, connu sous le titre The Agreement), elle fait référence aux hauts-parleurs. La question de savoir dans quelle mesure ce programme de destruction perceptuelle peut être étendu aux modes de perception naturalisés et culturellement hégémoniques est proposée ici comme pivot entre le travail d’Amacher et celui de Bill Dietz.
Bill Dietz est compositeur et écrivain, né en Arizona. Son travail sur les généalogies de la réception et l’« esthétique politique de l’écoute » est souvent présenté dans des festivals, des musées et des revues universitaires, mais aussi dans des immeubles d’habitation, des magazines et sur la voie publique. Il est actuellement directeur artistique d’Overtoon – Platform for Sound Practitioners à Bruxelles, ainsi que co-directeur de la formation Musique/Son du programme MFA du Bard College dans l’État de New York.
« L’écoute comme action : écologie sonore et relationnalité radicale dans la pensée d’Hildegard Westerkamp »
3.04.2025, 19h à La Muse en Circuit – CNCM
À partir de son documentaire sonore Listening is Action, Luis Velasco-Pufleau présente la pensée et l’utilisation des technologies du son dans les démarches compositionnelles de la compositrice Hildegard Westerkamp. L’écoute est conçue comme une action délibérée capable de créer de nouvelles relations et connaissances. Cette conférence est autant une réflexion sur les enjeux de la création sonore, qu’une invitation à écouter afin d’imaginer de nouvelles configurations du réel. La conférence inclut la diffusion du documentaire sonore Listening is Action: A Soundwalk with Hildegard Westerkamp de Luis Velasco-Pufleau (2023, 31min, version anglaise sous-titrée en français https://vimeo.com/802424513).
Luis Velasco-Pufleau est professeur associé à la Faculté de musique de l’Université de Montréal et ancien Marie Skłodowska-Curie Global Fellow à l’Université de Berne et l’Université McGill. Musicien et musicologue spécialiste de la musique des XXe et XXIe siècles, il fait partie du collectif de musique expérimentale Mad Song.